Stars open among the lilies.
Are you not blinded by such expressionless sirens ?
This is the silence of astounded souls.
Des étoiles s’ouvrent parmi les lys.
N’es-tu-pas aveuglé par de telles sirènes sans regard ?
C’est le silence des âmes interdites.
Sylvia Plath , Crossing The Water
trad. Valérie Rouzeau
Le sens est malade. Quotidiennement les actualités du monde en offrent la fatigante monstration. Chaque champ de la société — le nôtre compris – est envahi d’une langue molle qui attrape une réalité façonnée pour la circulation des profits du capitalisme financier. Bernard Noël a nommé & défini ce mouvement sensure : « la privation de sens & non la privation de parole. La privation de sens est la forme la plus subtile du lavage de cerveau, car elle s’opère à l’insu de sa victime. Et le culte de l’information raffine encore cette privation en ayant l’air de nous gaver de savoir. » (1985)
Pourtant dans sa « Maladie du sens » qui parait chez POL en 2001, les plis de la langue font apparaître une autre maladie, celle que provoque le sens découvert. Dans ce court texte, une femme interroge sa plainte d’être privée d’accès au sens : « Il évitait les confidences tout en ne me cachant rien, mais avions-nous une langue commune en dehors de la table, du lit, de l’amour de notre fille, du deuil de notre fils ? » Ni elle, ni lui ne sont nommés. Mais se reconnaît Marie Mallarmé parlant de Stéphane & de sa maladie du sens. Dans le miroir du souci constant de Marie pour Stéphane apparaît le souci de Mallarmé de doter « la voix d’intonations point ouïes jusqu’à soi […] et faire rendre à l’instrument national tels accords neufs mais reconnus innés. » Derrière le miroir point la recherche de Bernard Noël : « J’espère que j’attrape des fragments de cette décharge et que ces fragments s’organisent […] dans leur surgissement-même, en pseudo histoire. […] Ce qui m’intéresse quand j’écris, aussi bien un récit qu’un essai, c’est d’aller vers ce que je ne sais pas et que justement le travail me révèle. Il me le révèle très passagèrement parce que je l’oublie au fur et à mesure que je l’avance. » (2017) Une boussole pour chaque artiste. De quelle œuvre littéraire, de quelle tentative parle Marie ? Celle de Mallarmé, celle de Noël ? Le doute est permis tant la visée de l’un s’inscrit dans le voisinage de la visée de l’autre. L’indécidable qui constitue le socle du sens &, que Mallarmé met en jeu dans la tension de la signification avec la sonorité de la langue (soit la tension de l’écrit à la voix), se trouve animer l’œuvre photographique et dessinée d’Anne-Lise Broyer. Il faut rencontrer l’indécidable de « Regards de l’égaré » (2016) déjà en dialogue avec Bernard Noël : le dessin à la mine graphique se love au tirage argentique. L’œil peine à faire coupure, à séparer l’un & l’autre. C’est dans cet écart, ce léger bâillement, cet entre-tien que gît la tâche du poëte & qu’Anne-Lise Broyer joue l’image. Après tout pour que ça joue, qu’il y ait du jeu, il faut l’écart. Ainsi dans « Je dis : une fleur ! », la gravure à l’eau-forte souligne le soliflore & le lys qu’il contient, le décalage fait trembler l’image & la représentation comme Mallarmé fait trembler la langue.
Un éventail s’ouvre : élargissement du sens, élargissement de l’indécidable ; se garde la marque des plis. D’abord celui de « La Maladie du sens », le texte de Bernard Noël : une femme, qui revendique l’absence de savoir-faire avec les mots, dévoile Mallarmé jusqu’au cœur de l’extension de sa tâche. Enfin celui du regard d’une femme, Anne-Lise Broyer, qui puise chez Noël la méthode, « parler de l’intérieur de la langue », pour révéler par la photographie argentique & la gravure (hors des mots) Mallarmé. Ces plis parcourus, faits & défaits durant les années de travail, s’ouvrent dans l’exposition à URDLA, premier chapitre du récit. Dans le lieu du noir de la gravure le visiteur n’oubliera pas la valeur du blanc. « Le mutisme de l’univers s’empare de nous parfois et cela fait en nous un silence trop assourdissant pour être partagé. » Le poëme, par sa nature sonore, ne peut partager ce silence assourdissant ; la photographie emprunte un chemin de traverse qui peut l’offrir en partage. Ainsi l’image réalise le Don du poëme : « par les carreaux glacés, hélas ! mornes encore ».
En gravure en taille-douce, le noir (creusé dans la plaque de cuivre poli miroir), devient, une fois imprimé, un relief d’encre. Le blanc, quant à lui, demeure le plat du papier. Là réside la profondeur sans commune mesure des noirs de la gravure qui est en réalité une érection, un surgissement hors de la surface. Ici, le noir est dévolu à la photographie. La gravure se plisse dans l’argent, attrape les rais de lumière. Premier pli, première torsion technique : la gravure moire, entre en lutte contre sa structure-même (pour moirer il s’agit d’écraser). La gageure qui de mémoire d’imprimeur est un inédit, fut d’imprimer les gravures à l’eau-forte, à la pointe sèche & à l’aquatinte sur les photographies argentiques de telle manière que se rejoue l’union de la mine graphite & de la photographie. Que reste-t-il au-delà des difficultés techniques & donc de la prouesse qui n’intéresse pas la création ? Que reste-t-il au-delà de notre émerveillement devant la fureur copulatoire de la gravure & de la photographie ? Un éventail qui élargit le sens ; un éventail qui plisse le paysage. La travail que Mallarmé opère sur la langue, s’il est cosa mentale, n’évacue pas la sensualité du corps ni le fracas du réel.
Lors du démoulage, au moment où la gravure se dévoile, au moment où l’imprimeur délicatement « démoule » le papier, qui est allé chercher dans les creux de la plaque de cuivre l’encre, se manifeste l’amour du cuivre & du papier photo – l’intégralité de l’exposition est imprimée sur papier photographique Ilford 5k. Cette pèle lente & douloureuse a les accents batailliens des « Larmes d’Éros. » La continuation du plaisir ouvre la douleur. Anne-Lise Broyer, qui a travaillé dix ans sur Georges Bataille en a fait l’expérience. Ce savoir incarné, elle l’emporte à l’intérieur de nos techniques pour Mallarmé.
En 1874, le poëte découvre la maison de Valvins en bord de Seine. Il en fera un refuge, pour son travail &, pour les rencontres avec les amis notamment lors de balades sur l’eau sur le Canot, le S.M., une yole qu’il a fait construire & qu’il pilote avec adresse. « J’honore la rivière, qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. » Dans ses « Écritures d’eau » Anne-Lise Broyer a choisi de confier à la Seine l’écriture de plaques de cuivre qu’elle a engouffrées dans son eau pendant plusieurs mois. Les écritures de la Seine, la reprise de la forme de la voile de « Yole » basculent l’image photographique dans l’abstraction. N’est-ce pas un mouvement mallarméen ? Un jeu vers l’abstraction qui maintient la présence sensuelle du corps. Grâce à cette présence, vitale pour lui, Mallarmé trouve une issue à la crise de Tournon (1866-1871). Patrick Laupin ramasse dans « l’Esprit du Livre » ce sommet de l’œuvre ainsi – il faut entendre les signifiants que Laupin emploient, qui s’incarnent ici dans le travail de la photographie, de la gravure & de l’exposition, l’italique les souligne : « En creusant le vers à ce point Mallarmé est saisi par la folie. Le vide et le néant l’environnent. Jusqu’à quel point s’est-il entouré d’un voile dont il est lui-même responsable? Ou était-ce le prix à payer pour préserver son identité et se protéger de la crainte d’un engloutissement psychotique ? Il est confronté à une telle insécurité ontologique qu’il se sent étranger à lui-même. Il est la proie d’un retournement où ce n’est plus la vie qui signifie le sens mais l’abîme ouvert de l’écriture qui le suspend. »
Avec prudence avons-nous mis nos pas dans ceux de Mallarmé, « avec terreur car j’invente une langue qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit. » Pour Mallarmé sans doute ce passage par la solitude extrême, radicale trouve un appui, un soulagement dans la fréquentation amicale des peintres des poëtes de son temps, sur l’eau de la Seine à Valvins, autour de la table des mardis, lieu des conversations entre amis. Dans l’exposition, la table se mue en peau creusée par le temps. De ce nouage du corps, de l’image, du mot, restent les sillons du ravinement de la langue.