« Et quand tu t’es réveillé, tu faisais partie d’un monde nouveau. »
Il y a un certain point de vue, dans la salle des archives d’URDLA, fenêtres ouvertes, point de vue sur la totalité de l’impasse et sur son ouverture sur la rue Francis-de-Pressensé, mettons une certaine lumière, l’après-midi du dernier jour de juin 2020, des bruits lointains et quelque chose comme le bruissement du feuillage des arbres. Ce bruit-là en rappelle un autre à la fin du roman d’Haruki Murakami, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (2015) : « Ne demeura ensuite que le bruissement du vent à travers les bosquets de bouleaux blancs ». Dans le roman de Murakami, ce bruit-là, le personnage ne l’entend pas car il s’est enfoncé dans le sommeil, dans l’attente, suppose-t-on, d’un matin excellent et juste. Dans la réalité, c’est ce bruit-là que j’ai remarqué, à travers l’une des fenêtres ouvertes, quand les élèves gravaient des plaques de lino, avec une concentration souple, têtue et silencieuse. Et depuis la lecture de ce roman, le bruissement des feuilles me rappelle son finale — les fins des romans de Murakami sont souvent des portes ouvertes à la contemplation — une phrase simple et mémorable. Ce moment-là devient lui aussi un moment simple et mémorable et il est coïncide avec un retour à la vie propre d’URDLA comme un lieu ouvert et vivant.
Donc, mardi 30 juin, Maïté Marra accompagne, pour le projet DAAC « Une frontière n’est pas un mur », dont on a déjà parlé ici et là, le deuxième groupe d’une classe de 1ère générale du lycée Albert Camus de Rillieux-la-Pape, groupe qui n’avait pas pu faire cet atelier de pratique artistique pour cause de confinement. URDLA a rouvert ses portes en mai, mais ce jour-là, le lieu a retrouvé son énergie, son désordre et son activité : les deux imprimeurs impriment ; le plasticien Gilles Pourtier est là pour l’impression des xylogravures qui seront présentées début septembre à URDLA ; il y a quand on traverse l’atelier une odeur particulière, celle des encres et des presses, un bruissement des machines lui aussi parfaitement reconnaissable. Des élèves sont là, il fait beau, c’est presque la fin d’une année scolaire compliquée, ils ne passent pas l’oral de français, il a fallu les remotiver pour finir ce projet, tous ne sont pas venus, mais les présents l’ont été, présents comme jamais dans le truc en train d’être fait. On a déjà évoqué ce miracle permis souvent par un atelier de pratique artistique, de la totale appropriation de son projet par l’élève et sa capacité à s’adapter à une technique et à l’adapter, autant que possible, à sa démarche de fabrication. L’intuition devient inventive. Maïté suggère des pistes possibles, rassure, montre une technique, assure un trait. Andres Peña apprend à une élève comment habiller un arbre d’un feuillage, on en revient au bruissement, montre comment on imprime, comment on encre une matrice, comment on vérifie que sa totalité l’est de manière régulière. L’intuition d’un élève pour donner de la vie à son image est reprise et modifiée par un autre ; les techniques de prise en main des gouges s’échangent ; une énergie joyeuse et sérieuse circule. Le premier groupe avait fait cet atelier de gravure le vendredi 13 mars, juste avant que les établissements scolaires, et URDLA, soient fermés. Celui-ci, juste retour des choses, fête sa totale réouverture.
L’écrivain Edgar Keret, pour parler de cette vie-là, celle de la circulation, des échanges, des tentatives, des essais, du désordre qui va avec, passe par le mot yiddish « balagan », qu’il traduit poliment, dans le Lexique nomade, publié par Le Monde et la Villa Gillet lors des Assises du roman en 2008, par « gabegie totale », mais dont la définition serait plutôt à chercher du côté du bordel le plus débridé et le plus salvateur, mettons un principe de désorganisation qui porte en lui une énergie réelle, propice à la créativité, « une preuve de vitalité et de fougue », écrit-il : « C’est là, dans un environnement où les gens poussent et bousculent dans les files d’attente, où les enfants préfèrent écrire sur les murs plutôt que sur du papier, où un attaché-case est susceptible de contenir des avis d’imposition tachés de gras glissés entre un sandwich au pastrami et un début de poème griffonné sur une feuille de papier millimétré, là qu’on trouvera la liberté humaine, cette liberté que le yiddish et l’hébreu ont toujours considérée comme sacrée ».
Retour donc au balagan du lieu et à ce qu’il permet : le travail d’un artiste confirmé ; la possibilité, par lui offerte, pour des élèves, d’expérimenter et de créer des œuvres ; le bruissement des feuilles comme la bande-son, discrète comme la note de fond d’un parfum, de l’énergie d’URDLA et de sa circulation.
Retour aussi au titre de cet article, la dernière phrase d’un autre roman de Murakami, Kafka sur le rivage, dont on salue ici la justesse et la belle adéquation pour dire ce moment-là et célébrer la réouverture de la maison URDLA, qui a tenu bon.
URDLA