« Mon regard pénètre
Dans la boule de verre, et le fond transparent
Se précise ; ma main, en remuant, le rend,
Malgré ma volonté, fugitif et peu stable;
Il représente une plage de sable
Au moment animé, brillant ; le temps est beau ; »
Raymond Roussel, La Vue, 1904
La production industrielle de la peinture en tube permit aux peintres de sortir de l’atelier, de peindre sur le motif, réunissant ainsi le sujet du tableau et le lieu même de sa réalisation. La technologie d’aujourd’hui offre à quiconque depuis un écran d’ordinateur une balade virtuelle à travers une parcelle agricole, une grande avenue américaine ou une curiosité topographique située à l’autre bout du monde. La compilation de centaines de millions de photographies disponibles sur l’Internet, la représentation normalisée de ces points du monde par des méthodes de captation constantes et par une codification formelle, dessinent le cadre strict de la fenêtre à travers laquelle nous voyons le monde : Magritte ouvrait la voie en 1933 et nous suggérait avec La Condition humaine de ne pas fixer le doigt pour voir la lune.La tentative imaginaire de maîtrise du visible et de l’espace s’oppose frontalement à l’histoire de la peinture de paysage qui, au contraire, présente le plus souvent l’individu dans une position de fragilité, désorienté par des sentiers tortueux et incertains, pris au piège d’un théâtre naturel dont il n’est qu’atome ou fragment.
Genre pictural qui devient autonome au début du XVIe siècle, au moment même où le terme apparaît en poésie (Jean Molinet, 1493), le paysage est le lieu de l’étrange, de la précarité, du sentiment exacerbé, le cadre favorable à l’examen des passions ou des questionnements relatifs au lien entre l’homme et la Nature. Dès son origine, le terme paysage décrit simultanément le morceau de réel observable (« la chose en soi ») et sa représentation. Le regard particulier porté sur un territoire, une étendue ou un détail de la nature étant ainsi assimilé à la composition picturale dans laquelle l’artiste projette et établit une fiction souvent plus complexe qu’un simple relevé topographique. C’est d’ailleurs en plaçant au centre de nos deux expositions la question de la vue et de la construction du regard que nous avons envisagé d’aborder le vaste thème du paysage.
La galerie Michel Descours, spécialisée dans la peinture et le dessin anciens (XVIe-XXe siècle), et l’URDLA – Centre international estampe & livre, imprimeur et éditeur, fondée en 1978 par Max Schoendorff, s’associent pour l’occasion afin de faire dialoguer des œuvres provenant de leurs deux fonds constitués de manière autonome depuis plus de trente ans. L’espace de la rue Auguste-Comte met en relation une sélection d’estampes contemporaines et d’œuvres anciennes articulées autour de différentes facettes de la notion de paysage, tandis que l’atelier villeurbannais développe un très large panorama comptant plusieurs approches esthétiques, formelles ou intellectuelles, de la veduta contemporaine. Ce terme italien renvoie à la fois à la vue comme perception physique, faisant naturellement allusion aux tableaux composés de Canaletto ou Bellotto, mais il évoque également l’idée, le projet, la « vue de l’esprit », c’est-à-dire une conception mentale et théorique du paysage.
« Ferme ton œil physique, afin de voir ton tableau avec l’œil de l’esprit. » en une formule, Caspar David Friedrich pose les jalons d’enjeux passionnants autour de la perception du paysage et du mécanisme de construction du regard porté sur la réalité. Dans La Femme à la fenêtre (1822), l’artiste allemand, précurseur du Romantisme, propose une mise en scène exemplaire de la qualité du regard et de son caractère polymorphe. Une femme de dos, dans un intérieur, contemple un paysage que le regardeur devine à peine. La composition du tableau le contraint à imaginer le paysage qu’elle a devant les yeux. « L’artiste ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit devant lui, mais ce qu’il voit en lui. » Friedrich met en garde : c’est de l’intérieur, à travers un cadre, qu’il nous est possible d’accéder au paysage. Cet exemple pointe la complexité du phénomène de découpe de l’image. Qu’il soit panoramique ou concentré sur un motif spécifique, le paysage est une extraction très subjective du visible dont la cohérence peut être assurée par la convocation d’effets naturalistes, de détails symboliques ou de fragments de mémoire.
Le paysage est une machine à penser. Un dispositif qui marque précisément un point de vue, une forme de regard, susceptible de troubler le spectateur, de le faire douter, de l’empêcher de voir, ou au contraire de lui offrir la possibilité de percer un écran transparent et profond, un terrain propice à la rêverie et à la divagation.
Une exposition est une prise de position, la spatialisation d’un engagement intellectuel sur un sujet. en 1936, par exemple, le directeur du MoMA de New york (Alfred Barr) organise une importante exposition intitulée « Fantastic Art, Dada, Surrealism », mettant en relation les avant-gardes, la modernité et des œuvres appartenant à l’histoire de l’art. L’objectif affiché était de déterminer des antécédents à l’art moderne et de légitimer des préoccupations surréalistes avec des œuvres de Bosch, de Goya, de Redon. Depuis quelques années, les musées nationaux tels que le Louvre (« Contrepoint ») ou orsay (« Correspondances ») ont organisé plusieurs expositions juxtaposant des œuvres anciennes et des productions contemporaines. Cette pratique vise à faire vibrer des objets ou des images ancrés dans des temporalités différentes et à proposer des lectures renouvelées d’œuvres parfois trop encadrées ou enfermées dans leur propre contexte. Avec Vedute, nous inaugurons un cycle d’événements qui s’inscrit dans la lignée de ces pratiques institutionnelles car nous sommes attachés aux passerelles entre les âges. Nos préoccupations relatives à la question du regard ou à « la vue » sont ainsi prolongées par une confrontation transgressant la chronologie : le débat sur le regard n’est pas seulement intrinsèque aux œuvres mais suscite également des interrogations à propos des liens agissant entre elles. Pour reprendre les mots de johann wolfgang von Goethe, l’exposition doit faire émerger des « affinités électives » et démontrer des proximités entre les objets présentés, sur le plan tant formel qu’intellectuel.
Les salles de la galerie sont ponctuées de courtes séquences qui permettent d’envisager plusieurs sous-thèmes : le plan et la profondeur, la nature détaillée, le rêve, le clair- obscur… Les propositions de mise en relation répondent à différentes logiques : échos plastiques, correspondances iconographiques, allusions données par le titre.
Le volet présenté à l’URDLA s’ouvre quant à lui avec deux héliogravures de jean-Lucien Guillaume : les yeux de l’artiste débarrassé de sa myopie fixent le visiteur et l’enjoignent de déposer le regard avant d’entrer dans l’exposition.
La publication qui accompagne Vedute ne tentera pas de circonscrire le paysage et la vue contemporaine par les voies théoriques ; nous lui avons préféré la littérature. L’extrait du Salon de 1767 de Denis Diderot met en scène une promenade dans une peinture de Claude joseph Vernet : prétexte au développement de propos théoriques sur l’art et le paysage ; suivent deux textes inédits de jean-Claude Silbermann et jérémy Liron, récemment édités à l’URDLA. Les contributions au catalogue invitent à construire autrement les perspectives tracées dans les expositions.
URDLA
Jocelyne Clémente, Frédéric Cordier, Éric Corne, Jean Criton,
Jean Criton • Bernard Noël, Christine Crozat • Yves Peyré, Frédéric Daviau, Christophe Delestang, Patrice Giorda • Sophie Braganti, Jean-Lucien Guillaume, Cristine Guinamand, Marcia Hafif, Yannig Hedel,
Pascale Hémery, Bertrand Henry, Paul Hickin, Louise Hornung, Rémy Jacquier, Gérard Joblot,
Frédéric Khodja, Jérémy Liron, Maurice Maillard, Gudrun von Maltzan, Gregory Masurovsky, Marc Melzassard, Gérald Minkoff, Charles de Montaigu, Tony Morgan, Patrice Mortier, Michel Moskovtchenko, René Münch, Hubert Munier,
Rajak Ohanian,
Elin O’ Hara Slavick, Muriel Olesen, Renzo Piano, Georges Romathier, Rougemont, Jacqueline Salmon, Pietro Sarto, Nicolas Savary et Tilo Steireif,
Dominique Sudre,
Pierre Vallet, Robert Wilson, Hugh Weiss • Harry Mathews, Ilan Wolff, Bruno Yvonnet et
Jérôme Zonder
Samedi 14 mai 2011 de 14h30 à 18h30