Aujourd’hui, Rainier Lericolais enregistre le mouvement d’une toupie et s’oriente vers des modalités qui l’empêchent de prévoir le résultat. D’où ses multiples études sur les mouvements d’une toupie, un téléphone portable (le photogramme), ou bien avec de l’eau.
Si le montage rappelle l’Atlas d’Aby Warburg, c’est aussi le rapport aux gestes, en tant qu’ils sont simples et originaires qui intéresse Lericolais. Lorsqu’il utilise le noir de fumée, le crayon à base de suie, pour employer visuellement des moyens inventés à des fins d’enregistrement sonores, Lericolais souligne que les gestes de sa main sont simples, défi enfantin que l’expérience validera ou non.
Son, image, écriture
L’écriture visuelle, sonore, spatiale de Rainier Lericolais s’apparente à une écriture de la mémoire. Elle tire ses sources d’une constellation de souvenirs et se traduit par une déambulation à écouter, à regarder, ou à effectuer. Toute lecture en inclut une autre, libérant dans la production une architecture nouvelle où se mêlent références musicales, littéraires, cinématographiques et plastiques. Le son des dunes présentée au FRAC Nord Pas de Calais en 2013 mêle les enregistrements des Sex Pistols au jubilé de la reine d’Angleterre, et leur superpose les histoires de marins partant en mer, ainsi Lericolais témoigne-t-il de l’origine plurielle d’une mémoire singulière.
À partir de sa culture musicale du milieu punk et de l’environnement pop des années 2000, Rainier Lericolais conçoit une création musicale relevant des techniques du sampling ou du montage de différents sons pré-enregistrés. Cette technique s’inscrit dans les courants de la musique électronique et du home recording, qui supposent tous deux un travail constant d’adaptation sonore à la structure d’une époque, d’une culture, ou d’un milieu. Les débuts musicaux de Rainier Lericolais reposaient ainsi principalement sur la technique du Direct-to-disk, technique élaborée à partir de l’enregistrement d’un flux audio sur le disque dur de l’ordinateur. Rainier Lericolais cité par son ami David Sanson dans Volume 1 expliquait en ce sens que « grâce à la musique sur ordinateur, on voit le son, on le visualise : ainsi, le son est pour moi, avant tout, un dessin, de même que dans les arts plastiques, c’est le dessin qui m’intéresse. » De même qu’il prétend ne pas savoir dessiner, Lericolais ne sait pas non plus, dit-il, lire ou écrire une partition. Cependant, de même qu’il pratique le dessin quotidiennement, Lericolais pratique aussi la musique régulièrement. Le terme de “pratique” nous invite donc à comprendre autrement le rapport qu’il entretient avec les différentes façons de produire un son ou une image, ou plutôt, les différentes façons d’en faire usage.
À URDLA
Pratiquer, c’est aussi user l’objet, l’épuiser jusqu’à ce qu’en sortent des signes résiduels, un mince filet de vie. Rainier Lericolais travaille notamment l’usure par le gommage, il essaie de voir ce qui s’efface de l’objet. Quels sont les symptômes de l’usure ? Comment faire apparaître un objet déjà effacé par le temps ? Comment, en outre, prendre en photo un écran en train de s’éteindre ? Comment montrer que l’eau s’écoule ou que le pétard fait exploser la porcelaine ? « Comment entrer dans la pratique de l’estampe avec ce mot, reproduction ? demande Cyrille Noirjean à Rainier Lericolais, alors même que l’estampe, telle qu’on la travaille à l’URDLA, n’a rien à voir avec la reproduction voire même s’y oppose radicalement. » Rainier Lericolais souhaite alimenter, par la gravure, son travail sur la reproduction. Les tirages imprimés à l’URDLA sont toujours en nombre limité et les questions qui les concernent ne sont pas celles qui interviennent dans la reproduction en série des images commerciales. Dès lors, intervenir dans un mode d’impression artistique à partir de sources utilisées à des fins commerciales soulève des décalages visuels imprévisibles, et c’est bien cela qui intéresse Rainier Lericolais. Au cours de sa première résidence à l’URDLA, il a travaillé la lithographie, ce qui lui a permis de poser un nouveau regard sur ses précédentes techniques, comme le grattage, le collage ou l’usage du tampon.
Graver, enregistrer
Reprendre l’histoire de la lithographie permet de comprendre qu’un travail d’enregistrement, d’archive ou de reproduction s’origine de la gravure. La lithographie est inventée afin de répondre à la demande croissante de production de partitions musicales. À l’heure où le son qu’on écoute ne connaît qu’un format, le format MP3, où l’image prend la taille de nos écrans de portable, il s’agit de se demander s’il n’est pas possible de penser une reproduction qui ne soit pas dévalorisée par l’original. Dans le même temps, Rainier Lericolais entend bien pointer cette qualité extrême des appareils contemporains tout autant que cette quête de l’efficacité qui rompt grossièrement avec les avancées technologiques. Il explique ainsi dans un entretien avec Christine Macel, publié dans Volume I, qu’« aujourd’hui, grâce à nos téléphones, nous pouvons filmer, enregistrer et transférer toutes sortes d’informations. Ils constituent une vraie petite usine pour faire de la musique et du cinéma. Mais ces enregistrements n’ont jamais été aussi éphémères. La mémoire s’efface, beaucoup de téléphones se cassent, des documents sont perdus à cause de la qualité médiocre des supports utilisés. Dans ces processus, c’est la perte qui m’intéresse, car elle m’oblige à refaire. Et dans l’acte de refaire, il y a toujours quelque chose de nouveau qui apparaît.3 »
Refaire, pour Rainier Lericolais, n’implique pas l’identique. Si l’objet se meurt, il s’agit de le faire vivre ailleurs. Comment faire d’un objet autre chose que ce qu’il était ? C’est là que la technique de la gravure appelle celle de la lecture. La priorité de la lecture retire certes à l’objet son caractère essentiel, mais, dans le même temps, le rend assez souple pour être interprété en divers autres lieux qu’en celui-là même qui l’a vu naître. Il est effectivement toujours possible de lire autrement un son ou une image selon leur support. C’est notamment la reproduction, en 2009, du poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, qui conduit Lericolais à le faire lire par un orgue de barbarie. Seul l’orgue de barbarie peut lire le carton sur lequel Lericolais a gravé le poème, là où Michel Broodthaers avait, quant à lui, recouvert d’encre chaque mot du poème de Mallarmé, le rendant illisible. De ce fait, Lericolais revient à la singularité de chaque support, en ce que la variation des lectures qui font vivre l’objet dépend de la pluralité de ses conditions d’apparition.
Enregistrer, empreinter
La reproduction visuelle d’un son exige donc de ne pas oublier l’empreinte sonore du son. Ce sont des travaux qui mélangent des positions souvent séparées : la position de celui qui écoute et la position de celui qui regarde. Les estampes de Rainier Lericolais rappellent le relief de leur origine sonore, par exemple l’estampage d’un disque en métal de la fin du XIXe siècle (Estudiantina, valse d’Émile Waldteufel). Les oeuvres appellent l’oeil et l’oreille. Ce sont à chaque fois des lectures différentes que le disque désigne devant notre oreille ou devant notre oeil. Estudiantina n’est alors pas sans nous rappeler le travail de Theodor Adorno sur la Forme du disque. Le disque lui-même, bien que supposé reproduire le son sans le modifier, crée un système de lecture qui, de fait, interagit avec le son. Si ce n’est pas le son qui est restitué, c’est l’encre, chez Lericolais, et cela suppose de voir en quoi cette restitution modifie, de même, notre vision.
Le jeu des ressemblances entre médiums est une pratique qu’il affectionne, par exemple en 2008, au domaine de Charamande, il associe des objets, use de l’anachronisme sans se soucier de l’harmonie, mais du décalage, de la complémentarité fut-elle abrupte entre des objets aux origines divergentes. Il ne s’agit pas là de dissolution, mais de la tentative de programmer l’apparition d’un objet sans que sa représentation nuise à ses conditions d’existence. Comment laisser apparente la structure d’élaboration de l’objet sans forclore le hasard ? Car il s’agit bien, en dernière instance, d’accepter ce qui arrive, qui met en danger la naissance de l’objet, mais le rend possible et l’ouvre à la pluralité des lectures.
Entretien Rainier Lericolais & Cyrille Noirjean pour Point Contemporain
URDLA
Samedi 29 septembre 2018 de 14h30 à 18h30