Deux mois après la restitution de son Atelier itinérant à l’École élémentaire Château-Gaillard de Villeurbanne, nous nous sommes entretenus avec Robin Haas, artiste.
Imaginé à l’occasion de Villeurbanne 2022, capitale française de la culture, l’Atelier itinérant est un module, conçu par Komplex Kapharnaüm et le TNP, qui s’implante, le temps d’un trimestre, dans un des établissements scolaires de Villeurbanne, avec le soutien de la Ville et de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes. Il permet ainsi une forme originale de résidence d’artiste à l’école, artiste(s) issu(s) de différents champs de la culture. URDLA était partenaire et a coordonnée l’Atelier itinérant de Robinson Haas, qui a déployé le projet Après vous, s’adressant plus spécifiquement à trois classes de cours moyen mais, également, durant les temps de récréation, à l’ensemble des élèves de l’école élémentaire.
L’échange qui suit met en lumière les enjeux d’éducation du regard mais aussi d’éducation à la sensibilité, d’un tel dispositif, et, plus largement, d’une résidence d’artiste à l’école et de l’éducation artistique et culturelle. La capacité d’émerveillement a priori de l’enfant est un terreau fécond favorisant rencontre et déplacement, travail de la relation. De même qu’il a invité les enfants à le faire dans ses propositions de co-création, Robinson Haas s’est saisi des contraintes du dispositif comme d’une partition.
Il y a une prédisposition, un terrain propice à imaginer des choses en dehors du cadre classique de l’école. Quelque chose s’éveille.
La première rencontre entre les enfants et toi, à l’école Château-Gaillard, début octobre 2023, tandis qu’ils découvraient aussi la cabane, a généré un bouquet de questions, parmi lesquelles : « C’est quoi le projet ? Ça ressemble à un mobile-home ; vous allez dormir ici ? Pourquoi on ne l’a pas installé dans la petite cour ? Et tu fais quoi ? Ça fait combien de temps que tu es artiste ? Est-ce que tu exposes ? Est-ce que c’est ton métier ? C’est la première fois que tu fais ce métier ? Est-ce que tu es connu ? Est-ce qu’on va faire des feux d’artifice ?…»
Ces phrases incarnent le moment de surprise et de découverte, la perception que peuvent avoir les enfants du projet mais aussi de la présence d’un artiste et de ce qu’est un artiste. Les questions sont assez éclairantes et témoignent de la préoccupation réelle des élèves. Les recevoir était réjouissant : quelque chose s’éveille. Ce qui, peu importe le projet, est un peu l’objectif in fine. Même si la réponse objective à « est-ce que l’on va faire des feux d’artifice » est « non », une telle question prouve qu’il y a une prédisposition, un terrain propice à imaginer des choses en dehors du cadre classique de l’école. Cela aurait été intéressant de leur reposer à la fin la question initiale qui a généré les leurs : c’est quoi le projet ? Et d’ajouter : est-ce que l’on a fait un feu d’artifice ?
Le concept s’appelle « atelier itinérant », il est question aussi de « résidence »… quels mots emploierais-tu pour qualifier ce dispositif et ce que tu as vécu ?
La caravane apporte vraiment la dimension du voyageur itinérant qui arrive et qui repartira. Les enfants se demandaient comment elle était arrivée – l’ayant découverte soudainement un matin au milieu de la cour, comment elle repartirait, tout cela les questionnait beaucoup. Métaphoriquement : comment l’artiste arrive et comment il s’en ira.
Il manque des termes pour définir ce qui se passe aussi dans l’école. J’ai vraiment ressenti deux parties – la cabane et l’intérieur de l’école – qui correspondaient à deux temporalités vraiment différentes, qui contribuent à la richesse du dispositif. Deux sortes d’entités temporelles. Très vite, l’on se rend compte qu’il n’est pas possible de faire la même chose dans l’école que dans la cabane, durant des temps de récréation. Je n’ai jamais vu une contrainte de temporalité pareille. Dans les résidences, c’est plus fréquemment l’inverse : le projet définit un temps sur lequel on s’accorde. Les temps de récréation et de midi, dans le cadre de l’Atelier itinérant, relèvent d’une temporalité institutionnelle. Or, temporalité et contrainte temporelle font partie de mon travail. C’est donc quelque chose qui s’y prêtait, qu’il m’intéressait de penser. Pour développer, c’est à la fois ce qui faisait la particularité du contexte et à la fois ce qui a généré la singularité du projet, qui m’a conduit dans une direction, que je n’aurais pas empruntée dans un contexte autre. J’ai été guidé par cela.
Quelque chose s’est amplifié.
As-tu identifié des contraintes, des manques de moyen, au sens large ? Faut-il s’en accommoder ? Jouer avec, les détourner ?
Dans la situation dont on parle, il s’agissait d’impondérables, je les ai donc utilisés. Il aurait été dommage, inadapté d’essayer de forcer. Et cela m’intéressait. Étant issu d’un cursus lié au design, c’est presque une habitude que j’ai, avant de débuter quelque chose, de me demander quelles sont les contraintes qui gravitent autour du projet, du médium, … Il faut qu’il y en ait ; ne pas forcément partir que de cela mais les prendre en compte et composer avec.
Dans le cadre de cette résidence villeurbannaise, leur prise en compte a généré des idées et enrichi la proposition. Précisément, de n’avoir, pendant les récréations, que quinze minutes, donc un temps très court, avec un nombre presque infini d’enfants, qui faisaient la queue. Avec les temps en classe, cela constituait deux extrêmes, déroutants au début. Je me suis demandé qu’est-ce qui est possible ou, au contraire, qu’est-ce que je ne pourrai pas faire si j’avais beaucoup de temps ou si l’on n’était pas aussi nombreux ? Là, d’être nombreux, qu’est-ce que ça permet de faire et que peut-on faire en peu de temps ? Ces contraintes ont généré par exemple l’animation à laquelle environ 250 enfants ont participé. Cela donne du sens au dispositif. Elles ont permis de réaliser quelque chose qui sans elles aurait été beaucoup plus laborieux. C’était intéressant : les enfants ne voyaient pas ce que les uns et les autres faisaient, où ils en étaient dans l’animation, ce qui n’aurait pas été le cas si on l’avait fait dans une classe. Quelque chose s’est amplifié.
Concernant les questions logistiques encore, je me suis moi-même donné une contrainte, celle de proposer des temps en classe entière et d’autres en demi-groupes. Cette alternance a créé des dynamiques assez différentes et était source d’apports diversifiés aux enfants. Les contextes pour eux varient, ils ne se comportent pas de la même manière, ils ne prennent pas les mêmes libertés d’expression, de parole. Les demi-groupes impliquent la difficulté de devoir parfois assurer un rôle disciplinaire, ce qui n’est pas le plus appréciable et peut être fatiguant. Les enfants n’ont pas l’habitude d’être dans un entre-deux, habituellement, ils sont soit au périscolaire, soit en classe. Il était parfois difficile de leur faire comprendre que ce n’était pas la classe mais que c’était quand même sérieux. Malgré ces petites difficultés de cadrage, je me disais à chaque fois je sens qu’il se passe quelque chose d’autre. Ils partagent entre eux, ce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire. Ce fut une bonne auto-contrainte.
Il faut permettre une posture d’attention, à soi et aux autres.
Cela fait écho à ce que l’on peut observer en atelier, par demi-groupe, à URDLA. Les élèves se libèrent de postures auxquelles la classe peut les assigner et peuvent exprimer autre chose d’eux.
Y a-t-il eu d’autres points de difficultés ? Quels sont selon toi les points de vigilance d’un tel projet ? Depuis ta posture d’artiste.
Gérer le comportement des enfants, ce qui est une récurrence pour moi comme pour d’autres artistes. Certains refusent cette posture d’autorité parfois nécessaire, estimant que ce n’est pas notre rôle et que l’autorité détruirait des choses. Pour ma part, je pense qu’il faut être dans un cadre, qui ne soit pas coercitif bien sûr, mais il faut permettre une posture d’attention, à soi et aux autres, avec une certaine rigueur, favoriser une attention au résultat, à ce qui se produit. S’il n’y a pas de cadre, il n’y a pas d’attention et il ne se passe rien d’intéressant.
La quantité d’heures sur un temps aussi resserré peut être identifiée comme une possible autre difficulté. Le hasard a fait que j’étais très libre à ce moment-là. Ainsi ai-je pu me consacrer quasiment à plein temps à l’Atelier itinérant.
Tout le cadre du projet découlait d’un rapport à la méditation, au calme. Les élèves comprenaient qu’on s’inscrivait dans un processus, qu’il y aurait un résultat mais qu’il fallait d’abord attendre et espérer. Enrichir aussi. Que ça se construisait au fur et à mesure. Tout cela leur a demandé un pas de côté par rapport à leurs habitudes et aux temporalités qu’ils connaissent
Est-ce que tu crois que se jouent ou peuvent se jouer des formes de résistance dans ce type de projet ? Et que doivent se jouer des formes de résistance à des injonctions contemporaines comme les logiques de production, de rentabilité, le zapping, l’immédiateté, la vitesse.
Oui, c’était l’idée au départ (cf. note d’intention). Au-delà du projet en lui-même, de ce que cela génère plastiquement et conceptuellement, ce n’est pas facile à quantifier. Au fur et à mesure, j’essayais d’être attentif à cela et je le présentais aux enfants en leur disant : c’est un espace, profitez-en car il n’y en aura pas beaucoup. Un espace où ils pouvaient se laisser aller – pas dans le sens qu’ils connaissent en jouant, en explosant en récréation ou en ne faisant rien – mais dans une sorte de laisser aller actif. On pourrait se dire : ça correspond aux écrans, à cette posture dont ils ont l’habitude (certains ont déjà des portables). Au contraire, tout le cadre du projet découlait d’un rapport à la méditation, au calme. Leurs liens aux écrans, la rapidité des images qu’ils ont l’habitude de voir génèrent de l’impatience. Je le percevais souvent : quand il ne se passait pas quelque chose dans l’immédiat, ils étaient tendus et s’agitaient.
Mais j’ai pu observer que cela évoluait. Ils manifestaient plus de patience par la suite car ils arrivaient à se projeter, à ne plus être dans la consommation immédiate, dans le « on me donne un truc, je le fais ». Si c’était par exemple une séance d’une heure et demi, ils comprenaient qu’on s’inscrivait dans un processus, qu’il y aurait un résultat mais qu’il fallait d’abord attendre et espérer. Enrichir aussi. Que ça se construisait au fur et à mesure. Tout cela leur a demandé un pas de côté par rapport à leurs habitudes et aux temporalités qu’ils connaissent davantage. De l’attention aux choses également : ne pas forcément voir la chose dans son ensemble mais être attentif à des détails, parfois se dire « le dessin que j’ai fait n’est pas forcément très intéressant du fait de telle ou telle chose mais il y a tel résultat à remarquer ». Ils ont plutôt l’habitude de voir la chose dans son ensemble et de la juger très rapidement. Observer, dans une série assez répétitive, que les choses ne sont jamais pareilles ; les temps de mise en regard le permettait. C’était assez intéressant d’observer comment ils pouvaient percevoir ces singularités.
Souvent, il y avait des dessins collectifs, aussi étaient-ils responsables les uns des autres, d’autant plus qu’il y avait toujours l’espoir du résultat. J’avoue que j’en jouais un peu en disant : si on attend un résultat, il faut le générer, donc il faut qu’il se passe quelque chose avant, il ne va pas se faire tout seul et vous êtes responsables de ce résultat. Par exemple, ils se passaient les dessins en en faisant chacun une partie. C’était alors intéressant de voir comment ils communiquaient de manière indirecte les uns avec les autres. Ils étaient plus attentifs à ce qu’ils faisaient car ils savaient que quelqu’un allait le recevoir, le modifier, peut-être le juger aussi. Quand ils dessinaient leur portrait et qu’ils modifiaient le portrait des autres, c’était assez sensible.
À l’école Château-Gaillard, il y avait une collaboration entre les enfants et moi. La singularité de chaque enfant se révélait à un moment donné dans le résultat et c’est ce qui faisait la richesse du faire ensemble. Les enfants devenaient de vrais acteurs et créateurs par les choix qu’ils opéraient dans les réalisations.
Parmi les artistes avec lesquels on peut travailler dans le champ de la médiation à URDLA, certaines ou certains évoquent, comme tu me l’as nommé précédemment, une « contamination de leur propre travail » par ces temps d’engagement et de transmission, ce qui, sans être une disposition obligatoire parmi les différentes postures d’artistes intervenants, est singulier, remarquable.
J’ai rencontré l’an dernier Tecla Raynaud, une sociologue, qui écrivait sa thèse sur les transmissions artistiques aux publics amateurs. Elle proposait un schéma avec l’artiste d’un côté, l’amateur, l’amatrice de l’autre, le public concerné et il y avait plusieurs critères relatifs à la manière dont on considérait la collaboration avec le public pour créer. Est-ce qu’on le fait totalement ensemble ou est-ce que l’artiste se servirait d’un public pour parvenir à créer, pour le dire de façon caricaturale ? Je regarde souvent le travail de Bernard Frize qui a une pratique individuelle qu’il transpose en partie auprès d’un public amateur qui réalise ses œuvres. Il y avait un peu de tout cela dans cette expérience à l’école Château-Gaillard, une collaboration entre moi et les enfants. Je n’étais pas dans une posture professorale, avec l’intention de leur apprendre quelque chose. Cela ne correspond pas à mon travail. J’ai plutôt décidé d’apporter quelque chose, par les protocoles, les mises en place de systèmes techniques et conceptuels, que les enfants réaliseraient, car je ne pourrais pas le faire seul. Donc on l’a fait ensemble. Ainsi, le résultat est généré par les enfants et devient une sorte de collaboration. Dans chaque protocole que je leur proposais, il y avait une marge de manœuvre. Ils avaient toujours la possibilité de s’en emparer d’un manière ou d’une autre ; la singularité de chaque enfant se révélait à un moment donné dans le résultat et c’est ce qui faisait la richesse du faire ensemble. Aussi les enfants devenaient de vrais acteurs et créateurs par les choix qu’ils opéraient dans les réalisations.
C’est la première fois que je pensais mon travail dans un cadre collectif. Cela m’a beaucoup enrichi. Des choses vraiment intéressantes apparaissaient. Porosité, échanges permanents entre ce que je leur proposais et la façon dont ils le recevaient. Parfois, les consignes étaient assez abstraites, simples, voire trop simples. À chaque fois la question était comment vous vous en emparez ? Qu’est-ce que c’est pour toi ? Qu’est-ce qui te paraît évident ? La question de l’évidence est différente pour chacun. J’aimais bien partir de là car cela mettait les enfants en confiance, c’était une manière pour eux de s’emparer de ce que je leur proposais. L’intelligence des enfants et leur sensibilité à des questions assez complexes étaient remarquables tandis que parfois j’avançais à tâtons. Il m’est arrivé de demander au préalable à des adultes s’ils comprenaient une proposition que je pourrais faire aux enfants. Elle pouvait leur paraître compliquée alors qu’ensuite les élèves dénouaient assez rapidement la problématique.
L’intelligence des enfants et leur sensibilité à des questions assez complexes étaient remarquables tandis que parfois j’avançais à tâtons.
Est-ce que tu as un exemple ?
Oui, un des derniers protocoles proposés dans la cabane. Chaque enfant devait partir d’un bout de la feuille et avancer une ligne continue, sans jamais lever le crayon, la balader dans la feuille. Quand elle touchait ou croisait la ligne de l’autre, le dessin s’arrêtait. Il s’agit d’un jeu graphique, une forme apparaît au fur et à mesure du temps et du dessin, mais aussi d’une relation à l’autre. Certains cherchaient la confrontation ou encore le frôlement, constituant comme une danse miniature, une chorégraphie. Cela a abouti à une sorte de narration de la rencontre. Dans le doute, au préalable, je l’ai testé auprès d’adultes ; les enfants ont réagi de manière beaucoup plus affirmée, avec plus d’évidence.
Il y a le processus d’éducation, on leur dit de faire quelque chose et ils le font. Ils sont plutôt dans une expérience des choses que dans leur remise en question.
Dans le protocole que tu viens de décrire, il y a aussi une dimension terrain de jeux, qui sans doute fait qu’ils s’y engouffrent plus facilement qu’un adulte.
Oui, notamment par rapport à des notions d’abstraction. Même si pour beaucoup de choses, ils ne se rendent pas forcément compte en le faisant de la finalité ou de l’intérêt conceptuel, ou même psychologique, que je peux projeter. Amener cela par l’angle du jeu était intéressant, observer comment des notions complexes pouvaient se mêler à des formes ludiques, dans l’action, dans le faire.
Les enfants ont la capacité de naturellement opérer des choix plastiques. Au fur et à mesure du projet, ces choix, même minimes, se sont affirmés et conscientisés. Ils étaient souvent en mesure d’expliquer pourquoi ils avaient procédé de telle ou telle façon, comme un artiste pourrait le faire. Découvrir à la fin que cela constitue une exposition alimente la compréhension de ce qui s’est vécu.
À ton avis, qu’est-ce qui s’est joué avec les enfants à différents moments ? Qu’est-ce qui s’est transmis, partagé ? Est-ce que le lien avec toi artiste a déplacé quelque chose chez eux ou autrement formulé comment se sont-ils déplacés au cours du projet ?
Précisément leur rapport à l’abstraction.
Ainsi que, c’est une hypothèse que je fais, un déplacement par rapport au contexte familial, culturel. Je sentais parfois des réticences qui étaient au-delà de la psychologie de l’enfant, qui semblaient répondre à des habitudes, relever d’une méfiance, par rapport à des choses qu’ils ne comprenaient pas tout de suite. Cette méfiance avait disparu à la fin du projet ; de ce point de vue-là, il y a vraiment eu une évolution.
Enfin, par rapport à la question de la collaboration dont on parlait au préalable, dont ils étaient acteurs, au début, ils ne ne se rendaient pas trop compte de l’intérêt que cela pouvait avoir, et au fur et à mesure, ils portaient un regard plus attentifs à ce qu’ils faisaient, un regard plus proche de celui du plasticien : regarder les détails, ce qui varie d’une réalisation à une autre, ce que l’on ressent en le faisant. Ils étaient beaucoup plus en éveil. J’essayais de proposer des temps de regard sur ce qui avait été réalisé, de les inciter à en parler. J’ajouterais également la question du choix dont je parlais plus haut : les enfants ont la capacité de naturellement opérer des choix plastiques. Au fur et à mesure du projet, ces choix, même minimes, se sont affirmés et conscientisés. Ils étaient souvent en mesure d’expliquer pourquoi ils avaient procédé de telle ou telle façon, comme un artiste pourrait le faire.
Cela a bien évolué jusqu’à ce qu’ils mesurent la qualité de ce qu’ils ont fait, à la fin, grâce à la restitution. En amont, ils comprenaient qu’ils avaient réalisé quelque chose mais ils avaient souvent un regard assez critique et négatif. Au moment de la restitution, il y a eu quelque chose de plus enthousiaste. Ils ont pris conscience de leur participation à quelque chose de plus grand, que eux seuls ont fait, qui va au-delà de la réalisation d’un dessin en particulier. C’était difficile de leur montrer au fur et à mesure, il aurait fallu pour cela une salle dédiée et un accrochage qui se fait progressivement pour leur montrer la chose qui grandit. Mais découvrir à la fin que cela constitue une exposition alimente la compréhension de ce qui s’est vécu.
On pouvait se dire : « le résultat peut-être n’est pas très important mais plutôt ce qui s’est passé quand on l’a fait ». Rendre compte, se confronter permettait de dépasser le sujet, de regarder des choses extérieures au dessin en lui-même, de parler de singularité, de différences ou de la répétition, qui sont des concepts abstraits.
Tu as nommé la question de l’abstraction comme un point essentiel, peut-on y revenir ? Quels sont les enjeux avec ces jeunes publics de cours moyen élémentaire, et de nos jours ?
Avant tout et en premier lieu, il y a le rapport à la création en général. Le point de départ a été de regarder des tableaux, de nommer l’abstraction et la figuration, de poser, de façon caricaturale, l’existence de deux écoles. Puis, nous avons fait des allers-retours entre les deux pour découvrir que ce n’est pas binaire, qu’il peut y avoir une porosité entre les deux. Au départ, leur rapport à l’abstraction était difficile, il trouvait cela moche. D’ailleurs pour les adultes, s’il n’y a pas une sorte de prouesse technique c’est pareil, cela n’a pas un intérêt particulier. Mais au fil du temps, par l’abstraction justement, comme l’on ne s’attache plus à des figures reconnaissables, on est obligé de parler d’autre chose. On pouvait alors beaucoup plus parler du processus par exemple et se dire « le résultat peut-être n’est pas très important mais plutôt ce qui s’est passé quand on l’a fait ». Rendre compte, se confronter permettait de dépasser le sujet, de regarder des choses extérieures au dessin en lui-même, de parler de singularité, de différences ou de la répétition qui sont des concepts abstraits. Quand il y avait des éléments plus figuratifs, l’attention était détournée. Au départ un peu fermés, manifestant déjà des formes de clichés, les enfants ont ensuite fait preuve d’ouverture d’esprit. Au fur et à mesure, le rapport à l’abstraction permettait, comme il n’y avait pas de réalité visible, de déconstruire les choses. Ils aimaient beaucoup jouer à identifier des choses dans ce qui était abstrait, ajouter de la figuration dans l’abstraction. Ce que je n’apprécie pas trop : c’est abstrait, il n’y a rien à voir, c’est autre chose. Mais cela les rassurait et était en même temps une manière de constater : cela peut être plein de choses, chacun peut voir des choses différentes, ce qui est assez beau.
Deux mois après la restitution de l’Atelier itinérant, qui fut aussi sa clôture, que reste-t-il en toi de cette aventure, quel regard portes-tu dessus ?
Je pense que cela m’a fait prendre beaucoup de recul, même inconsciemment, sur mon travail. L’idée du projet était en effet de faire une sorte de transposition des concepts ou des recherches qui sont miens, mais sous des formes différentes, de les étirer dans d’autres directions. Le temps faisant, cela a mûri. Je peux imaginer d’autres choses que peut-être je me permettais moins avant. J’étais dans des réflexions qui ne concernaient que moi. Le fait de les avoir échangées ou expérimentées sous d’autres formes a ouvert le champ des possibles. Par exemple, dans l’échange en cours avec URDLA pour un projet éditorial, au début, j’avais plutôt en tête de transposer à l’estampe ce que j’avais l’habitude de faire. Finalement, les recherches me conduisent plutôt à réinvestir des choses que j’ai faites avec les enfants. Sous des formes différentes mais dans la même veine conceptuelle et plastique. On peut dire que le résultat de cette aventure est assez probant.
École élémentaire Château-Gaillard de Villeurbanne
Crédits photo. : Cécile Cayon