à mon oncle (†)
J’ai refermé la trappe sur moi. Le plancher du comptoir devenant mon plafond. C’est là que je vais vivre, dans ma réserve. J’avais tiré le rideau de fer du café et placé une affichette : FERMÉ. Je n’ai pas cru devoir en indiquer la raison. Les habitués n’auront plus qu’à changer d’habitude. Ils s’y feront. Je les ai assez vus. En descendant les quelques marches de bois brut, j’ai su que je pénétrais enfin dans mon royaume. Au-dessous des pieds sur terre. L’éclairage, faible, est suffisant pour ma vue basse. Il ne me gênera pas pour dormir. J’en ai fini avec les jours et les nuits. Mais j’ai gardé ma montre, pour le tic-tac tant qu’il durera. En dessous, c’est les égouts, avec les rats qui ne portent pas de masque contre la peste. Mon séjour est donc entre deux mondes, un peu comme le purgatoire, mais je ne parle que de sa localisation. Là-haut, je connais déjà, et on ne rôtit pas en bas. Ici, je n’ai rien à expier. Je m’y suis établi pour écrire mes mémoires et les donner à ronger à mes voisins du dessous.
De la surface, j’ai rapporté un petit miroir pour me voir vieillir. Je n’en avais jamais eu le temps jusque-là. J’y surveillerai le progrès de ma décrépitude, sans en perdre une miette. Narcisse sur le retour, se noyant dans une eau croupie. Je commence déjà à parler tout seul. Signe que je me plais en ma compagnie. C’est de bon augure pour la suite. Passée à la trappe, ma voix s’est assourdie. On ne risque pas de m’entendre, qui que ce soit et d’où que ce soit. Je ne pouvais pas trouver de meilleur endroit pour ma nouvelle et dernière vie. Je ne sais pas ce qui m’a retenu de sauter le pas plus tôt. Je n’avais rien à regretter ou à craindre. Mais c’est le passé. Maintenant, j’habite dans mes murs qui ne me relâcheront pas.
C’est comme si je n’avais plus de corps. Je ne suis pas sûr d’en avoir encore un. Ou du moins le même. Il ne réclame qu’un minimum de sommeil et n’a plus d’autres besoins à satisfaire. Tout le ravitaillement que contient la réserve, je m’en passerai désormais. Il me reste des yeux pour mal voir, des oreilles pour écouter le petit cœur d’une montre, et des cordes vocales pour me parler seul à seul. La pensée, puisque je pense, a-t-elle besoin d’un cerveau, au point où j’en suis ? N’était que je suis plus éloigné que jamais du firmament, mon corps ne serait pas loin d’être astral. Non que je flotte, comme un cosmonaute dans sa capsule, mais je ne pèse plus mon pesant de plomb. Mon corps n’a plus d’autre fonction que de prendre de l’âge, comme le vin en bouteille dans les casiers. Je vais vieillir jusqu’à la lie.
Il ne me manque rien. Comme à l’ours du livre d’images de mes cinq ou six ans, qui arrangeait confortablement sa caverne pour hiberner. Je l’enviais de pouvoir s’y blottir, sans avoir à mettre le nez dehors avant longtemps. Moi, tôt le matin, je devais prendre le car de ramassage où piaillaient mes petits congénères. À l’époque, je rêvais déjà d’être un animal à terrier, à tanière. J’aimais m’enfermer, spécialement dans une certaine soupente, où je ne redoutais pas moins qu’on me trouve. Ici, rien à craindre. On doit me croire parti, pour ne plus revenir que les pieds devant. Ils m’ont déjà enterré, loin de se douter que je l’ai fait tout seul, sans qu’ils aient pu suivre mon convoi. Mes rêves d’enfant m’ont séquestré. Au fait, j’ai pris aussi avec moi un jeu de cartes pour faire des réussites. Ce n’est pas que je veuille passer le temps, sinon au crible, mais la manipulation de ces petits cartons oraculaires me donne l’impression excitante de jouer avec le sort. Si bien caché que je sois, je reste exposé à ses caprices. Ce qu’il ne faudrait pas, c’est que ma seule ampoule grille.
Il m’arrive de fredonner de vieux airs. J’en retire un tel contentement que je répète la chose plusieurs fois dans ce que je n’appelle la journée que par habitude. De nouvelles dénominations seraient à inventer, plus conformes à cette invariable atmosphère claustrale. Ce pourrait être l’objet d’une occupation supplémentaire. Non qu’il faille à tout prix faire quelque chose, mais pour tirer parti de mes talents. D’autres pourraient même trouver à s’épanouir dans cette sorte de serre. Mais j’entends un son grêle et lointain, que je n’avais pas remarqué jusqu’ici. C’est le téléphone qui sonne d’un autre monde, et que j’ai oublié de débrancher. Pas question de remonter pour le faire. Plutôt descendre chez les rats ! Maintenant, le grelot diabolique peut se mettre à tinter à tout moment, comme pour me rappeler qu’il y a toujours quelqu’un au bout du fil.
Ma solitude est menacée. Je suis la proie de tout un appareil de tourments. Sans exagération aucune. J’avais cru tout laisser derrière moi, et voilà qu’on me relance en traversant les murs. Mon émotion paraîtra anormale, mais j’avais tant voulu vivre n’importe où hors du monde. Si je ne cours pas mettre en pièces ce machin infernal, c’est que je me suis juré de ne plus y remettre les pieds. Trop risqué, en plus. On me passerait la camisole. Mais suffit avec ça ! Il n’y aura qu’à me boucher les oreilles. Ce que je faisais quand on me grondait trop fort. Si le miroir pouvait me renvoyer ce qui était ma frimousse… Je fais quelques pas méditatifs de trappiste, histoire de rétablir le silence. Puis-je donc m’appuyer sur moi ? Tu n’as pas d’autre canne, mon vieux.
Je ne sais pas quelle heure du jour ou de la nuit indique ma montre. Me voilà vraiment l’habitant d’en dessous, où le soleil ne se lève ni ne se couche jamais. J’ai adopté les usages d’une uniformité sans bornes, à la ressemblance de l’éternité. Je n’aurais pas cru qu’une banale réserve pût contenir tout un homme. Je suis à fond de cale, car je voyage, loin des terres habitées. Dans mon espace restreint, un autre se sentirait à l’étroit. Moi, j’y suis plus renfermé que jamais. Je ne me plaignais pas, petit malade, d’avoir à garder la chambre. Pourvu qu’il n’y eût pas de visites. Jusqu’à ce que je prenne le parti de disparaître, de débarrasser le plancher. On pourra toujours me traiter d’ours ! Depuis le temps qu’il me serre en dormant sur son cœur ralenti.
Drôle de cafetier qui essuie les tables de marbre comme il entretiendrait les tombes de ses défunts clients. C’est tout le mal qu’il leur souhaite. Mais ils ressuscitent chaque jour à l’heure de l’ouverture, à peine développés de leurs draps. Vrai ou pas ? Ça durerait encore, s’il n’avait pas tiré sa révérence avec le rideau. Finita la commedia ! Le décor mal éclairé dans lequel j’évolue, tient en respect l’idée même de spectateur. Je ne sais pas encore bien mon rôle, depuis que j’ai changé d’état. En effaçant ma clientèle d’un coup de torchon, j’ai rendu mon tablier. Je suis nu comme au premier ou au dernier jour, bon pour la toilette. On n’entendra plus parler de moi qui ne parle qu’à moi, à l’abri des murs dont j’ai bouché les oreilles, on ne sait jamais. Si je me parle infatigablement, c’est pour empêcher que ma bouche ne se couse. Il n’y en aurait plus que pour la sonnerie. Sous le comptoir, je n’ai plus à ouvrir ni portes ni fenêtres. C’est une satisfaction dont on n’a pas idée. Une satisfaction sans issue.
J’étais fait pour mener une vie d’emmuré. Avec quelle facilité je m’ajuste à l’exigüité de mon local. Je ne me sens pas gêné aux entournures. On dirait que j’ai toujours vécu ici, à tel point que j’y mourrai, si on en croit les cartes. J’ai trouvé ma place, entre les piliers de bar et les rats d’égout. Je ne serai pas contaminé. Je ne risquais rien d’autre que de contracter la vieillesse dont on ne relève pas. D’ici-là, je serai mon seul semblable dans le miroir sans fard. Mais je prends mes aises dans l’étroitesse de ma dernière demeure… J’inspire à fond, les poumons gonflés d’un air confiné.
La Courte Échelle
Bulletin URDLA par gros temps
La Courte Échelle
Bulletin URDLA par gros temps
Pendant la durée du confinement, 2020.
Une règle, empruntée à Barthes : « Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire. Cette preuve existe : c’est l’écriture. L’écriture est ceci : la science des jouissances du langage, son Kamasutra (de cette science, il n’y a qu’un traité : l’écriture-même). » Les plasticiens savent que leur pratique est aussi celle de l’écriture.
Ainsi se dessine la Société des gens URDLA.