Chez Laurence Cathala, le livre n’est pas qu’une métaphore ou une abstraction : c’est aussi un objet matériel, prompt à être réinterprété dans des sculptures, des dessins. Pour les trois estampes produites avec l’URDLA, où se forment ces images de livres, l’artiste a emprunté à plusieurs techniques de gravure. Les images sont matériellement composites, utilisant la lithographie ou encore la linogravure, tout comme ce que l’on y voit relève de la chimère : dialogues entre images et textes non reliés entre eux, allers-retours intellectuels imaginaires entre auteurs, jeu entre le vrai et le faux difficilement décelable.
La Conversation (roman) prend la forme d’un livre de poche, soigneusement annoté par son propriétaire, de ceux que l’on peut récupérer chez un bouquiniste. Mais si le texte peut paraître au premier coup d’œil rédigé par un seul auteur, il apparaît qu’il est au contraire un manteau d’Arlequin bigarré de dizaines d’extraits d’ouvrages d’écrivains du XXe siècle que l’artiste a lus et aimés. Les notes manuscrites viennent préciser par d’habiles jeux de lignes et d’entrelacements entre crochets les propriétaires des formules. Réunis en duos impossibles, les auteurs voient leurs écrits rapprochés non selon des écoles littéraires mais suivant des affinités électives propres à l’artiste : voilà Julien Gracq lié à James Joyce, Romain Gary à Louis Aragon... Les auteures sont de leur côté bien cachées : les femmes n’apparaissent qu’aux pages précédentes et suivantes, signalées par des flèches. Comme pour le processus de reconnaissance artistique, il faudra au lecteur/regardeur de l’œuvre un peu d’imagination pour s’en souvenir.
L’Appartement (« Livre d’artiste ») rappelle les « beaux livres », où les images se dévoilent pleine page face à des légendes lapidaires, qui se veulent discrètes. En voici une, justement, qui nous indique lieu et date de l’image : connaissant le goût de Laurence Cathala pour les récits mi-biographiques mi-fictionnels, nous voilà sur la piste d’une histoire en forme de pelote. D’Annie Proszynska, nous ne saurons rien – peut-être les pages suivantes l’expliciteraient-elles, si elles existaient – et pourtant une certaine part de son intimité est dévoilée. Dans ce dessin rappelant les bleus d’architecte, un intérieur bourgeois se livre dans ses moindres détails : tapis et rideaux épais, grand miroir en pied, fauteuils d’époque, mais surtout omniprésence des tableaux qui révèlent un esprit collectionneur. La figure masculine traditionnelle du collectionneur est remplacée par une mystérieuse femme au nom polonais et dont rien ne sera dit.
La dernière estampe, Le Poète et le Peintre (« Livre illustré »), complète avec générosité les deux précédentes, amplifiant les préoccupations propres à l’artiste depuis longtemps, en réunissant texte et image dans un ouvrage faisant penser à un livre précieux, de ceux qu’on ne sort pas trop souvent pour ne pas les abîmer. Cohabitent ici un texte de Laurence Cathala, qui pourrait accompagner un dessin géométrique mystérieux – à moins que ce ne soit le contraire – et une surface crayonnée abstraite. Cette « image absente et pensive » pourrait fort bien ressembler à un miroir au tain incertain, tendu à un regardeur tout autant spectateur que lecteur. Narguant les figures géométriques héritières d’une certaine virtuosité désincarnée, elle semble proclamer : l’image n’est pas morte, la voilà qui renaît lentement sous nos yeux.
Camille Paulhan