Écrivain précoce, il avait publié son premier livre dès l’âge de dix-huit ans, à peine sorti du lycée : un recueil de poèmes intitulé Soleils de plâtre, puis, l’année suivante, un roman : La Fiancée posthume.
Alternent alors les romans et les essais consacrés à des questions philosophiques, à des expériences extrêmes comme celle des femmes mystiques, objet d’une importante trilogie, Extases mystiques, à des peintres contemporains (comme Frédéric Benrath, Anselm Kiefer, Jean-Charles Blais, et Pierre Klossowski), ou encore à des philosophes comme Gilles Deleuze, qui fut son professeur.
Malade, Jean-Noël Vuarnet met fin à ses jours à Paris le 23 mars 1996, à l’âge de cinquante et un ans.
Il laisse une œuvre multiple qui, loin des étiquettes et de la rigidité dogmatique, intéresse aussi vivement les amoureux de littérature et d’arts plastiques que les philosophes et les psychanalystes.
En ce qui concerne l’approche des arts plastiques, le mieux est d’aller VOIR par exemple les écrits que Jean-Noël Vuarnet, soucieux d’explorer l’art vivant, en train de se faire, de se peindre, a consacrés à des artistes contemporains : Frédéric Benrath, né en 1930 : Les Jardins du vide, en 1981, pour une exposition à la FIAC, à la galerie Daniel Gervis, avant Deus sive natura, titre spinoziste, pour une rétrospective de ses œuvres, aux éditions de l’amateur (ce sera en 1993).
En 1991, il s’intéresse au peintre néo-expressionniste, qualifié aussi de « nouveau fauve », Anselm Kieffer, né comme lui en 1945, année où se termine la guerre, une des sources vives et sombres de sa création. Vuarnet lui consacre un important ouvrage : Le Capucin métallique, Nachtschattengewächse (Solanacées).
L’année suivante, en 1992, il accompagne de sa plume les œuvres de Jean-Charles Blais, né en 1946, et à qui le Centre Pompidou dédie une exposition personnelle dès 1987.
Vuarnet dialogue avec ses tableaux peints sur des matériaux de récupération, faisant flèche de tout bois, et utilisant notamment des affiches déchirées, dans Que pas une ombre ne bouge !
Pas plus que l’artiste ne décrit la nature, Vuarnet ne décrit les œuvres avec lesquelles il entre en communication onirique et philosophique. Il veut leur répondre, ou leur « correspondre » « par un poème », « ou bien dans la prose et, faute de mieux, par quelque chose comme un discours affinitif ».
Mais une affinité toute particulière le lie à Pierre Klossowski, né en 1905, peintre à partir de 1950 (mais aussi théologien, acteur pour Bresson et Zucca, cinéaste, traducteur et écrivain) et qui mourra bien après Vuarnet en 2001, à quatre-vingt-seize ans. Klossowski, « cet homme [qui] semble venir de très loin… pas seulement de Tübingen », « cet homme hanté, cet homme d’extase », selon Georges Perros, inspire à Vuarnet un article dans le numéro 338 de la Nouvelle Revue française en mars 1981, puis dans L’Arc, n° 43, en 1990 : Vuarnet ne peut qu’être séduit par les nus féminins de Pierre Klossowski, mis en scènes dans les dessins érotiques et les fictions sado-masochistes de ce créateur polymorphe. Ses fantasmes incarnent en effet de façon privilégiée les Extases féminines que lui-même interroge.
Dans sa trilogie Extases féminines, Vuarnet se penche en particulier sur la figure de Thérèse d’Avila, sainte Thérèse, qui fascine les philosophes, les artistes et les prêtres, figure incarnant les délices amoureuses, en même temps qu’épouse du Christ et docteur de l’Église. Le nom de Thérèse désigne à la fois la femme qui vécut à Avila, celle qui relate ses propres extases dans des méditations romanesques, et celle que représentèrent un grand nombre d’artistes, du Bernin à Klossowski. À travers Thérèse, nous apprenons que l’extase est une expérience graduelle et progressive, qui suit trois voies : purgative, illuminative et unitive, cette dernière marquant le sommet de l’extase.
Selon Jean-Noël Vuarnet, la principale vertu de Thérèse est de nous instruire ainsi sur ce que, homme ou même femme, nous connaissons mal : la jouissance féminine.
Il faut les artistes pour nous la peindre concrètement : ainsi fait l’art religieux de la Contre-Réforme. Thérèse est au cœur de l’art baroque, comme en témoigne l’œuvre du Bernin à travers toute la ville de Rome.
Rome, grâce au Bernin, c’est la ville de Thérèse, tout autant et plus qu’Avila.
Dans l’église de la Madonna della Vittoria, une église au fronton bizarre, on peut découvrir la statue de Thérèse avec l’ange, statue que Sade, en spécialiste, commentant l’état « extatique » de Thérèse dans ses Voyages d’Italie, juge « inconvenante », et dont Lacan affirme : « Ça ne fait pas de doute, elle jouit. » Il choisit cette sculpture pour orner la couverture de son séminaire XX.
Sade connaît le Bernin et pense comprendre quelque chose des femmes et des églises. Il le montre dans Les Prospérités du vice, dans la scène où Juliette se fait sodomiser par le pape dans Saint-Pierre de Rome sous un baldaquin noir et or, œuvre du Bernin.
Il y a une paradoxale rencontre, comme un bégaiement, entre Thérèse, la sainte, frappée au cœur par l’ange très beau dont le « long dard en or » provoque une suave douleur, et Juliette, la créature du vice, s’écriant : « Quelles délices ! Il me semblait que je n’en avais jamais tant goûté de ma vie ! »
L’extase matérielle transgressive fait singulièrement écho à l’extase spirituelle pure à laquelle elle s’oppose.
Pour Jean-Noël Vuarnet, les mystiques sont des hystériques, des « surabondantes » qui auraient la hantise du vide et qui erreraient entre le « trop » et le « pas assez ». Extase et jouissance sont jumelles, pour ne pas dire identiques. Du moins l’extase est-elle une forme de jouissance.
Dans la jouissance féminine s’opère une unité du corps et du psychisme. Il s’agit de ne plus penser, ne plus vouloir, ne plus s’appartenir : il s’agit de « penser la mort ».
Explorateur des rêves des peintres et des méandres du Désir, au lieu d’être un obsédé de la vérité et de l’esprit de système, Vuarnet se révèle, disons-le, comme un philosophe bien singulier.
En témoigne la publication, aux éditions de l’URDLA en 2002, d’Hercule philosophe, et chez Léo Scheer d’un livre qui synthétise la double dimension de sa démarche et de son personnage : Le Philosophe-Artiste (2004).
Dans Le Philosophe-Artiste, Vuarnet trace le portrait d’un être hors-norme, scandaleux, hérétique, qui, dans son anti-platonisme, lui ressemble trait pour trait. À l’opposé des récits scolaires séparant les poètes et autres littérateurs « purs » des philosophes rationalistes éteignant, grâce au concept, le feu de la passion, il y dessine le portrait de quelques grands penseurs subversifs : des Anciens, comme Héraclite, des sophistes tirés de l’opprobre comme Gorgias ou Protagoras, des cyniques comme Diogène et aussi « quelques stoïques non résignés », voire indignés, parmi lesquels, ô surprise, Sénèque, dont on n’offre aux jeunes gens au lycée qu’une morne caricature, réduite au « nequid nimis » (« rien de trop »), ou à la pensée qui panse, la pensée-pansement : « il vaut mieux travailler à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde », formules bien propres à le faire définitivement — et injustement — haïr par des jeunes gens impatients d’expérimenter les délices brûlantes et les affres de la passion.
Or, dans Hercule-philosophe, préambule aux deux pièces d’un Sénèque transfiguré, ou plutôt rendu à lui-même, que Vuarnet, excellent latiniste, a traduites et tirées de l’oubli, on voit un Hercule, fils « humain, trop humain » de Zeus, en proie aux persécutions de sa marâtre Héra, et qui se rebelle jusque dans l’acceptation de son destin : « Hercule conquiert sa véritable joie… il est l’image du refus de se laisser consumer par une autre flamme que la sienne propre. »
Comme Hercule, le philosophe-artiste accomplit son destin. Il se construit et brûle de son propre fait et de son propre feu : « Pour qu’il y ait de l’art, il faut l’ivresse d’une volonté débordante d’énergie accumulée. »
On va retrouver ce double processus chez les penseurs de la Renaissance, chez un Léonard de Vinci inventant un type d’homme nouveau, chez Machiavel écrivant Le Prince, chez les utopistes : Campanella échafaudant des rêves d’égalité dans La Cité du Soleil, Thomas More bâtissant son Utopie, chez Rabelais proclamant sa boulimie de science et son décapant humanisme, et aussi chez Giordano Bruno, dont Vuarnet décrypte Le Candelaio, comme beaucoup plus tard chez Sade, Nietzsche et Bataille. C’est l’art et non le concept qui va permettre la destruction et l’apothéose. Pour devenir soi-même, il faut « devenir comme une étoile qui danse » (Ainsi parla Zarathoustra)
Le philosophe turbulent, artiste, désirant, qui met l’imagination au pouvoir et sa vie en jeu, n’a rien d’un froid ratiocineur, il cherche « le beau pour ne pas mourir de la vérité », bien qu’il pressente, ou parce qu’il pressent, que ce beau va peut-être le consumer.
Ce que dit bien haut le philosophe-artiste, c’est que le concept, auquel il ne s’agit pas pourtant de renoncer, n’est que « l’un des modes possibles de la pensée ». Il faut lui ajouter l’observation scientifique, la fiction littéraire, plus largement la création artistique, l’utopie politique, toutes les formes d’invention…
Comment reconnaître le philosophe-artiste ? Le philosophe-artiste se caractérise d’abord par son style : style de pensée, style d’écriture, style de vie. Mais, si la figure nietzschéenne constitue pour l’approcher un bon point de départ et de référence, on cherchera en vain un Modèle idéal chez Vuarnet. Car des penseurs politiques comme Marx peuvent, eux aussi à leur façon, grâce au lyrisme populaire du Manifeste, par exemple, incarner ce type, que peut représenter aussi par sa singularité rebelle et inclassable un Jean-Jacques Rousseau.
La notion de philosophe-artiste paraît, plutôt qu’un personnage ou un courant, désigner une « zone de turbulence », qu’il serait vain de vouloir clarifier. Il s’agit pour Vuarnet de nous détourner des chemins trop clairs et trop usités pour nous entraîner à sa suite dans le labyrinthe.
Il n’est surtout pas un sauveur. Il nous offre la pluralité, la complexité et nous aide à résister aux pièges de la Religion, de la Famille et du Travail. Bruno exclut l’Église, Sade, la Famille, Nietzsche, le Travail. Sade tient à la permanence impertinente et impermanente du désir, qui doit rester instable, ne pas se fixer, se figer, se stabiliser.
À son image, et à l’image des artistes, des femmes en proie à l’extase mystique et des philosophes rebelles, Jean-Noël Vuarnet reste un passeur et un veilleur du Désir.
Odile Schoendorff