En 2007 parut enfin De l’incision de Boris Terk. Il avait déjà publié un essai sur Michèle Firk, critique de cinéma à Positif, porteuse de valises du réseau Jeanson, ralliée aux mouvements de guérilla du Guatemala où elle se suicida en 1968 pour éviter d’être arrêtée et torturée (Michèle Firk est restée au Guatemala. Portrait d’une cinéaste en armes, Syllepse, 2004). En 2006, Allia avait accueilli sa traduction de Klever Kaff, de Ian Jack, livre d’admiration pour Cath la futée, surnom de la cantatrice Kathleen Ferrier dont la brève carrière trancha à vif dans le monde des célébrités musicales. En 2008, chez le même éditeur, il proposa la traduction d’un recueil d’anecdotes et de plaisanteries, témoignant de la richesse indéfinissable de l’humour juif, collationnées par H. R. Rabinowitz.
Tout comme, en 1936, Maurice Heine remarqua comment « l’attaque de la pointe, l’incision du burin [et] peu après la morsure de l’eau-forte : procédés purement agressifs, de violence exercée sur le métal tendre par le métal dur ou par la chimie, technique proprement sadique et merveilleusement adaptée à l’interprétation de scènes du même ordre », se prêtèrent à l’exécution sur la plaque de cuivre des grandes scènes de la martyrologie chrétienne à partir du XVIe siècle2, Boris Terk, abordant l’œuvre de Jacques Fabien Gautier d’Agoty, pose que la « gravure [du scalpel] attaque la plaque de cuivre, comme elle attaque les chairs3 ». Mais d’Agoty, s’il entendait instruire ses contemporains en leur donnant à voir ce que la peau leur masque, savait qu’il les confrontait simultanément à l’image de la mort et, pour donner de « l’agrément » à cette vision macabre, il devait les « séduire par l’attrait du plaisir ». Terk nous suggère de lire ces planches anatomiques « comme la métaphore du regard d’un homme qui déshabille la nudité de la femme » et de prendre l’œil comme « le pilote d’un sexe qui pénètre et fait effraction ». Baudelaire n’a-t-il pas écrit qu’ « il y a dans l’acte de l’amour une ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale » et filant la métaphore, Boris Terk considère cette effraction des corps par le scalpel et du cuivre par le burin comme l’image non inversée de la domination « dont le modèle hégélien du couple du maître et de l’esclave régit les relations que les individus entretiennent, animaux et humains ».
Mais, cette domination, c’est surtout celle que l’homme prétend exercer sur la femme, bien plus représentée dans ces gravures et aux figures de laquelle d’Agoty donne « un air de vie pour ôter un aspect plus désagréable ». Le regardeur est ce voyeur qui se targue de manifester une curiosité scientifique ou de porter un jugement esthétique quand il se fait surtout le complice fasciné des outrages à la victime de la dissection et à sa représentation gravée. C’est le même regard, la même fascination qui le force à s’arrêter sur les photos des supplices chinois de dépeçage d’êtres vivants sur lesquels celui de Georges Bataille se fixa si longtemps ou sur celles des victimes de Jack l’éventreur reproduites dans les annales de médecine légale. Alors, que nous révèlent ces gravures au-delà de la connaissance de l’anatomie et du plaisir pervers que l’œil a de commettre cette effraction qui le précipite de l’attrait de la chair au néant de la mort ? Boris Terk de suggérer « le désespoir abusé post coïtum… », ce qui n’est peut-être pas conclure.
La dernière gravure reproduite dans l’édition de De l’incision est celle de l’écorché d’une bouche et d’un cou, le siège de la voix. En 2010, Boris Terk publia, chez Allia, A Voice Is a Person, où, affirmant de nouveau sa grande passion pour Kathleen Ferrier, il s’interrogea : « Qu’y a-t-il dans la voix féminine qui mette en péril celui qui l’entend ? » Écouter, voir, des expériences au plus profond de l’humain ?
Georges-Henri Morin